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Obstruction à l’enquête : le pouvoir de sanction de l’Autorité de la concurrence déclaré contraire à la Constitution

Affaires - Droit économique
10/05/2021
Dans une décision du 26 mars 2021, le Conseil constitutionnel déclare non conforme à la Constitution le dispositif prévu à l’article L. 464-2, V, alinéa 2, du code de commerce permettant à l'Autorité de la concurrence de sanctionner une entreprise ayant fait obstruction à l'enquête. Il a en effet considéré que ce dispositif relevait du même corps de règles et protégeait les mêmes intérêts sociaux aux fins de sanctions que l’article L. 450-8. Ce faisant, il méconnait le principe de nécessité et de proportionnalité des peines et est déclaré contraire à la Constitution.
Rédigé sous la direction de Claudie Boiteau, en partenariat avec le Master Droit et régulation des marchés de l’Université Paris-Dauphine


Le 22 mai 2019, l’Autorité de la concurrence (« l’Autorité ») avait infligé aux sociétés du groupe Akka Technologies, une sanction de 900 000 € pour avoir fait obstruction à des opérations de visite et saisie (Aut. conc., déc. n° 19-D-09, 22 mai 2019). La sanction ayant été confirmée par la cour d’appel de Paris (CA Paris, 26 mai 2020, n° 19/11880), les sociétés se sont pourvues en cassation et c’est dans ce cadre qu’une question prioritaire de constitutionnalité a été soulevée (Cass. com., 13 janv. 2021, n° 20-16.849, D).
 
Plus précisément, le Conseil constitutionnel a été saisi de la conformité à la Constitution du second alinéa du paragraphe V de l’article L. 464-2 du code de commerce qui prévoit que l’Autorité peut infliger une sanction pécuniaire à l’« entreprise [qui] a fait obstruction à l'investigation ou à l'instruction, notamment en fournissant des renseignements incomplets ou inexacts, ou en communiquant des pièces incomplètes ou dénaturées » ; le montant de cette sanction ne peut alors excéder 1 % du montant de son chiffre d’affaires mondial.
 
Le principe de non-cumul des sanctions administrative et pénale appliqué au contentieux de la concurrence
 
Écartant l’ensemble des moyens relatifs à l’imprécision des dispositions de l’article L. 464-2, V, alinéa 2 du code de commerce, le Conseil constitutionnel rappelle que les pratiques d’obstruction s’entendent de « toute entrave au déroulement de ces mesures, imputable à l’entreprise, qu’elle soit intentionnelle ou résulte d’une négligence ». Et de préciser qu’il appartient à l’Autorité saisie, ou autosaisie, de tels faits, non pas d’infliger de facto une amende forfaitaire de 1 % du chiffre d’affaires mondial de la société en cause, mais de « proportionner le montant de l’amende à la gravité de l’infraction commise », les dispositions en cause ne fixant qu’un plafond de sanction.
 
Toutefois, tandis que les juges de la rue Montpensier considèrent que les dispositions contestées ne méconnaissent pas les principes de légalité des délits et des peines, de proportionnalité des peines et d’individualisation des peines, ils constatent qu’elles portent effectivement atteinte au principe de nécessité des délits et des peines.
 
Issu de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ce principe de nécessité des délits et des peines impose au législateur de n’établir que « des peines strictement et évidemment nécessaires », mais « ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l’objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature différente en application de corps de règles distincts ».
 
Or, comme le soulevaient les requérantes, l’article L. 450-8 du code de commerce prévoit que les pratiques d'obstruction à l’exercice des fonctions des agents des services d’instruction sont punies d’une peine de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 300 000 € (1 500 000 € lorsque la responsabilité d’une entreprise est mise en cause, conformément à l’article 131-38 du code pénal).
 
Constatant alors que le code de commerce prévoyait deux textes tendant à la répression de mêmes faits « qualifiés de manière identique », visant à « assurer l’efficacité des enquêtes conduites par l’Autorité de la concurrence pour garantir le respect des règles de concurrence nécessaires à la sauvegarde de l’ordre public économique » et protégeant les mêmes intérêts sociaux aux fins de sanctions de même nature, le Conseil constitutionnel conclut que les dispositions contestées portent atteinte au principe susmentionné.
 
Ainsi, au visa de l’article 61-1 de la Constitution, les Sages déclarent le second alinéa du paragraphe V de l’article L. 464-2 du code de commerce contraire à la Constitution. Le Conseil constitutionnel précise toutefois que, dans les procédures en cours, la déclaration d’inconstitutionnalité ne peut être invoquée que « lorsque l’entreprise poursuivie a préalablement fait l’objet de poursuites sur le fondement de l’article L. 450-8 du code de commerce ». Ce dispositif transitoire ne pourra donc pas bénéficier aux sociétés Brenntag SA et Brenntag AG, premières sociétés sanctionnées sur le fondement de l’article L. 464-2, V, alinéa 2 du code de commerce par l’Autorité de la concurrence (Aut. conc., déc. n° 17-D-27, 21 déc. 2017) et qui contestant la sanction qui leur avait été infligée, étaient intervenues à l’instance devant le Conseil constitutionnel.
 
Un principe préalablement appliqué au contentieux financier
 
Ce n’est pas la première fois que le Conseil constitutionnel fait application du principe de non-cumul des sanctions administrative et pénale. Ainsi, en mars 2015, le pouvoir de l’Autorité des marchés financiers de sanctionner le manquement d’initié s’était trouvé censuré par le Conseil constitutionnel (Cons. const., 18 mars 2015, n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC). Saisi de la constitutionnalité de l’article L. 465-1 du code monétaire et financier relatif au délit d’initié et de l’article L. 621-15 du même code relatif au manquement d’initié, il avait considéré le cumul des sanctions administrative et pénale contraire au principe de nécessité des délits et des peines, et avait déclaré les articles L. 465-1 et L. 621-15 du code monétaire et financier contraires à la Constitution.
 
Cette décision a rapidement eu des conséquences concrètes.
 
Dès le 20 mai 2015, la Cour de cassation a annulé un arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait condamné une personne sur le fondement de l’article L. 465-1 du code monétaire et financier pour des faits identiques à ceux pour lesquels la commission des sanctions de l’AMF avait déjà statué sur le fondement de l’article L. 621-15 du même code (Cass. crim., 20 mai 2015, n° 13-83.489). Les juridictions du fond ont elles aussi rapidement rendu des décisions en ce sens (CA Versailles, 3 juill. 2015, no 14/01335).
 
Surtout, la loi n° 2016-819 du 21 juin 2016 a réorganisé l’articulation entre les poursuites administratives et celles qui pourraient être engagées par le parquet national financier. Le cumul des poursuites administrative et pénale est dorénavant impossible puisque, en application de l’article L. 465-3-6, I du code monétaire et financier, dès que l’AMF a procédé à une notification des griefs, le procureur de la République financier ne peut mettre en mouvement l’action publique, et inversement.
 
S’agissant des pouvoirs de sanction de l’Autorité de la concurrence en cas d’obstruction, il sera intéressant de voir les modifications qui seront apportéesau code de commerce – modifications qui, compte tenu des similitudes entre les décisions « M. John L. et autres » et « Société Akka technologies et autres », risquent d’être analogues. À suivre.
 
Pour aller plus loin
– Sur les oppositions aux fonctions de contrôle des enquêteurs, voir Le Lamy Droit économique 2021, n° 1581 ;
– Sur l’obligation pour l’entreprise de collaborer activement aux mesures d’instruction, voir le n° 1716 ;
– Sur les décisions de l’Autorité de la concurrence prononçant des sanctions pécuniaires, voir les nos 1941 et suivants.

Par Corentin Basquin et Camille Duprié
Source : Actualités du droit